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Entretien avec Marc Yvonnou, spécialiste de l’art aborigène :

PC : Mr Yvonnou, vous sortez votre sixième catalogue…
MY : Les livres en français sur l’art aborigène ne sont pas nombreux et en tant que passionné et que galeriste, je me dois de faire la promotion des artistes que je défends. Il y a souvent des aspects du travail d’un artiste que mes clients ne connaissent pas. Certaines toiles méritent qu’on en garde une trace et peuvent être vendues avant même que la toile n’arrive en France. Seul l’acquéreur aura eu la chance de la voir. Je comble ce vide avec ces catalogues. Il m’est assez difficile d’écrire de nouveaux textes à chaque fois. Mais je fais un effort pour les gens qui ne connaîtrait rien à cet art ou ceux qui souhaitent aller un peu plus loin dans sa compréhension et la découverte de ces artistes. J’en ai encore un autre à sortir sur le Nord de l’Australie, le Kimberley et la Terre d’Arnhem pour compléter ce panorama. Préparer les catalogues de vente aux enchères me prend aussi du temps. Les acquéreurs d’une pièce sont heureux aussi de trouver de la littérature sur « leur » artiste. Mais si je dois en publier d’autres, les sorties seront plus espacées.
PC : Finalement le public français vous semble-t-il plus informé que dans les années 1990 ?
MY : Je suis parfois surpris que les gens soient capables de citer quelques noms. Souvent les mêmes, Emily Kame, Clifford Possum, ou Rover Thomas *. Mais depuis l’ouverture du Musée du Quai Branly et la multiplication des expositions en France comme chez nos voisins (Italie, Allemagne, Espagne, Suisse, l’ouverture d’un musée spécifique en Hollande), l’art aborigène est en effet mieux connu.

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Emily Kame Kngwarreye (née vers 1910 - 1916 – 2006) qui sera sûrement la première à briser le clivage art aborigène / art contemporain. D’ailleurs il est assez curieux de voir qu’en France, les institutions publiques présentent toujours l’art aborigène dans les musées d’art primitif. Ce qui est en soit une vérité et une bonne chose. Mais dans les pays anglo-saxons il est considéré aujourd’hui comme un art contemporain. Tout simplement les deux voies sont justes.
Clifford Possum Tjapaltjarri (1932 – 2006) qui lui-même se plaignait du succès pour lui incompréhensible de Rover Thomas, Emily Kame et Ronnie Tjampitjinpa aux styles si dépouillés, alors que ses peintures étaient le comble du raffinement et du travail. Il est vrai que le style purement pointilliste tel qu’on l’entend aujourd’hui à moins de succès, sauf exception. Mais il faut admettre que Clifford Possum était un génie et que son rôle a souvent été minoré. Avec sa toile vendue 1 500 000 € en Juillet 2007 chez Sotheby’s, je pense qu’on va enfin lui témoigner une attention plus soutenue et amplement méritée.
Rover Thomas (1926 / 1998) illustre quant à lui ce qu’est l’art aborigène avec tous ses paradoxes. Il reçoit en rêve un rituels (nous reviendrons sur cette histoire dans notre prochain catalogue) et, pour résumer, devient artiste car il lui faut réaliser des panneaux peints pour cette cérémonie.
Ce sont des artistes qui ont largement contribué à écrire l’histoire du mouvement artistique aborigène, qui ont permis son éclosion. Mais d’autres peintre sont souvent cités comme
Ronnie Tjampitjinpa (née vers 1943), Dorothy Napangardi (58), George Tjungurrayi (1937- 40’s), Gloria et kathleen Petyarre, Linda Syddick, Paddy Bedford, Naata Nungurrayi, Ningura Napurrula,…
PC : - Qu’est ce que les acheteurs français recherchent avant tout ?
MY : Pour le moment, le marché permettant encore de trouver les meilleurs artistes vivants – dont une partie des créateurs du mouvement - à des prix très raisonnables, les acheteurs se concentrent souvent sur les grandes signatures. Avec du recul, on voit que lorsque ces artistes viennent à disparaître, les prix augmentent très vite dans une proportion assez importante. Les collectionneurs veulent donc acquérir leurs peintures avant que les prix soient trop élevés. Je tiens à dire qu’ils ne cherchent pas uniquement à faire un placement puisqu’au final peu d’amateurs vendent leurs collections. Il s’agit d’avantage d’acheter aux meilleurs prix.
Une partie des collectionneurs est aussi touchée par l’histoire des aborigènes, la signification profonde de ses toiles. Il faut savoir que les derniers aborigènes à avoir pris contact avec l’homme blanc l’ont fait en 1984 seulement et que la plupart des membres de ce groupe peignent aujourd’hui. Ils veulent acquérir un témoignage authentique de cette culture. Enfin la très large diversité de l’art aborigène, autant dans les supports (écorce d’eucalyptus, acrylique sur toile ou pigments naturels, sculptures, photographies, gravures), que dans les styles et les formats fait que tous les amateurs d’art peuvent trouver de quoi combler leurs passions.
PC : - La presse française, même si c’est moins le cas ces derniers temps, a souvent insisté sur les problèmes du marché de l’art aborigène, notamment sur les faux. Que pouvez vous nous en dire ?
MY : Mais surtout il faut mettre les choses au clair. Il y a beaucoup moins de faux dans l’art aborigène que dans l’art contemporain. La proportion de faux est très faible. Ces rumeurs viennent des marchands australiens qui pour éviter que leurs clients aillent acheter chez le concurrent tentent de les discréditer sans comprendre que cela peut nuire considérablement au marché en effrayant le collectionneur. D’autre part, il peut y avoir des œuvres peintes par l’ensemble de la famille. Je m’explique ; le détenteur des droits, le principal initié, peint les motifs principaux, ce qui donner la structure à l’œuvre, et plusieurs membres de la famille complète le fond pointilliste avec ce grand initié. Mais cela n’est pas aussi courant qu’on veut bien le dire et c’est parfaitement admis du fait même de la culture aborigène. C’est l’équivalent des œuvres d’atelier qui a prévalu en Europe pendant longtemps (et cela même jusqu’à une période récente : il suffit de penser à Mark Rothko qui à la fin de sa vie, très affaibli, se contenter de donner des instructions à plusieurs « collaborateurs » qui peignaient les toiles qui au final seront signées par le maître. Cela sans susciter de polémiques. Sans compter que beaucoup d’artistes occidentaux très connus s’entourent de « collaborateurs » - comme Arman – qui réalisent les œuvres conçues par le « maître »). Pour certains il peut s’agir de faux puisque l’œuvre n’est pas peinte dans son intégralité par le même artiste mais pour nous, comme pour les aborigènes, il n’y a aucune raison de polémiquer.
La raison qui empêche les faux tient au marché lui-même, les prix sont encore très raisonnables, trop bas pour prendre le risque de faire des faux et de se « griller » sur le marché. De plus, la production, en dehors de quelques artistes, est suffisamment nombreuse – avec de la patience parce que les initiés ne peignent pas tout au long de l’année (il y a des coupures qui correspondent aux temps forts de la vie cultuelle par exemple) - pour éviter les tensions sur le marché.
PC : Le marché australien et du marché français ou européen se ressemble-t-il ?
MY : Il y a des différences très visibles : d’abord le marché australien étant le plus ancien, les pièces historiques s’y trouvent et les grands collectionneurs se donnent rendez vous pour les grandes ventes organisées par Sotheby’s. Les prix peuvent alors atteindre des sommets que le marché européen ne connaîtra pas dans l’immédiat. Le marché australien est très intéressé par les grands formats. Ce sont ces grands formats qui souvent vont atteindre des records. Visiblement, ces grands formats, de 120 x 180 à 200 x 200 cm, on plus de mal à se vendre au juste prix ici…peut-être l’occasion de faire de bonnes affaires. Mais je pense qu’à terme ces deux marchés vont se rapprocher. Le fait que l’on puisse dorénavant trouver des œuvres en vente publique - il est donc nettement plus facile pour un acquéreur d’acheter en Europe, ne serait se pour le transport et pour les taxes à l’entrée- mais aussi que les expositions se multiplient vont élargir le marché européen.
PC : La vision du marchand et de l’ethnologue s’affrontent – elle ? Où est le « vrai » ?
MY : Le vrai est dans les deux visions. L’initié puise dans la tradition, dans ses connaissances tribales, secrètes, mais en transposant ces motifs, il devient artiste. Peintures traditionnelles ou peintures contemporaines : les deux. La preuve est la différence dans la production des années 1970, 1980 et celle d’aujourd’hui. On constate une évolution évidente, il s’agit bien d’un mouvement pictural avec des phases bien nettes, des artistes qui orientent, qui influencent les artistes -tout comme les autres acteurs du mouvement, les institutions et les galeries.
PC : Oui justement, dans quelle mesure les marchands orientent les artistes ?
MY : Les marchands comme les institutions au travers des grandes expositions mais surtout des prix artistiques (comme le Testra Award) influencent le marché. Peut-être beaucoup moins les artistes. Les marchands sont à l’affût de ce qui marche, ou de ce qui va marcher. Ils s’orientent vers les valeurs sures. Par exemple je pense avoir pris des risques en montrant un nombre important de toiles de Minnie Pwerle à un moment où elle était encore quasi inconnue. J’essaye d’imposer mon goût au maximum mais je peux faire abstraction de ma propre sensibilité pour montrer des choses nouvelles ou incontournables. Bien sûr, il y a moins de risques à exposer les meilleurs artistes. Le marchand pourra dire à l’artiste ce qu’il désire (je le fais parfois, préférant telle ou telle série) mais l’artiste garde son mot à dire. Ronnie acceptera de nous peindre quelques très rares Snake Dreaming en 5 / 6 ans, refusera tout court de peindre en octobre 2005 (en plus je voulais des petits formats alors que Ronnie est plus à son aise avec les grandes surfaces) tandis que d’autres se laisseront plus facilement orienter. Il faut ici expliquer que si vous payez un artiste pour une toile, vous ne savez pas ce que vous aurez au final. Il est tentant de l’influencer pour avoir ce que vous voulez. On va en revenir au problème des faux. Je connais un marchand australien qui dicte à l’artiste que peindre, dans quel format avec telle brosse et telles couleurs. Les différences entre les toiles qui sortent de chez lui ou la production plus habituelle de l’artiste sont assez importantes pour qu’on s’interroge. De même il existe souvent un écart de qualité entre les toiles que Kathleen Petyarre va peindre en ville ou dans le bush. Est-ce seulement la pression exercée par sa famille dans le bush, ce qui m’est répondu en général, – il faut produire pour fournir de l’argent à toute la famille – ou les conseils avisés (!!) des marchands,…difficile de le dire.
Mais c’est surtout les artistes entre eux qui s’influencent. Gloria Petyarre n’était pas très contente que sa demi sœur, Jeannie, se mette à peindre les mêmes séries qu’elle…une assurance de vendre pour Jeannie mais qui se fait au détriment de Gloria (il n’est pas très bon d’avoir des toiles similaires – en réalité elles ne le sont pas mais au regard d’un néophyte elles peuvent sembler l’être). Par ailleurs j’ai noté à plusieurs reprises que suite au décès du peintre important d’une famille, l’un des enfants va changer son style et parvenir à se faire connaître. Ainsi Ray James Tjangala a du attendre le décès de son père Anatjari Tjampitjinpa pour trouver son style et se faire un nom. Plus récemment Nylari Tjapangardi, fils de Pinta Pinta Tjapanangka, a lui aussi mis au point des formes et des teintes innovantes et reçoit désormais un soutien très actif de la part de la coopérative artistique. Il me semble aussi que s’il y a réelle influence elle existe pour les artistes du monde entier. On fait toujours une différence avec les artistes aborigènes, se demandant si ils ne produisent pas toujours la même chose, si c’est vraiment de l’art, etc. Personnellement je trouve ça très choquant. La thématique est souvent la même (seul l’initié peint et seulement des motifs sur lequel il a des droits) mais pas toujours et des artistes occidentaux font la même chose (par exemple Poliakoff pour ne citer qu’un peintre qui connaît un grand succès actuellement mais Mark Rothko aussi,…). Pour moi seul un ou deux artistes ont un réel problème de sur production et donc un risque de multiplier le même motif de façon trop répétitive. Je regrette que Gloria Petyarre, puisqu’il s’agit d’elle, accepte de produire autant mais elle subit une très grande pression…de la part de sa famille. Sa peinture fait vivre trop de gens. Heureusement elle conserve son talent et son élan artistique et elle est toujours capable de nous surprendre en peignant des nouveaux motifs. Et ses grands formats resteront comme des séries hors du commun. Il faut ajouter que cette surabondance permet des prix bas. Minnie Pwerle peignait aussi beaucoup en 2005 / 2006 mais cela a permit de vendre ses œuvres à des prix très convenables. Deux ans après son décès les grands formats se négocient sur le second marché autour de 25 / 30 000 € et sa côte augmente (avec un record au moment où je vous parle situé autour de 48 000 €). Surtout, la surproduction ne nuît pas toujours à la qualité mais peu lasser le collectionneur. Finalement, une fois encore la situation se montre très complexe. Les artistes pourraient être beaucoup mieux payés mais le marché trouve son compte : les acheteurs et collectionneurs, s’ils savent se montrer opportunistes, peuvent acquérir des œuvres à prix correctes et faire un belle affaire compte tenu des prix pratiqués une fois l’artiste décédé. La situation n’est donc pas prête à changer.
Le plus grave pour moi, et on en parle jamais, c’est le fait de faire peindre jusqu’au bout les artistes. Minnie, puisque j’ai acheté ces dernières pièces, a peint jusqu’au bout avec force et talent. Mais ce n’est pas le cas de tous les artistes. Kubbitji, le frère d’Emily Kame, peint des séries d’une qualité picturale très moyenne et est encensé par certains galeristes. On a pu voir en vente publique de grands formats estimés jusqu’à 15 000 €. Ce que j’ai beaucoup mal à comprendre. Il faut savoir que beaucoup de gens qui gravitent dans le milieu de l’art aborigène, ne connaissent que cette forme d’art et je pense que c’est préjudiciable.
En ce qui concerne l’art aborigène, on a souvent tendance à prendre les artistes âgés, surtout s’ils ont déjà une certaine notoriété et les faire produire coûte que coûte, même si la qualité est très mauvaise. Cela procure des revenus aux anciens, OK . Mais là encore, à quel prix seront vendus ces œuvres. Le marchand aura-t-il le courage d’expliquer qu’il s’agit d’une œuvre très tardive, l’évocation d’une profonde connaissance tribale mais une œuvre picturalement moins intéressante que celles peintes jadis par le même artiste. Je pense aussi à Makinti Napanangka, qui a peint des chef d’œuvres mais qui n’en est plus capable (au mieux on obtient quelques toiles moyennes sur le nombre de pièces peintes). Voilà quelque chose qui pourrait être dénoncée mais que la plupart des galeristes n’oseront jamais expliquer.
PC : Puisque vous parlez prix, les gens semblent inquiet de la différence qui peut exister entre le salaire de l’artiste, ce qu’il va percevoir lors de la vente de sa toile et le prix final en galerie et en vente publique. Qu’en pensez vous ?
MY : C’est tout le problème du marché de l’art aborigène et ce problème ne sera résolu dans les prochaines années. Il faut savoir que les galeries ne pratiquent pas toutes les mêmes prix. J’ai mis en dépôt des pièces chez un marchand qui a multiplié le prix demandé par 18 !! Et cela sans problème de conscience (en se justifiant ainsi « sinon les gens ne vont pas comprendre » !! et je vous promets que c’est vrai). Ce n’est qu’une source du problème -certains se justifiant de façon plus intelligente mais peut-être avec un peu de mauvaise de foi- en parlant de soutenir la côte de l’artiste. J’ai entendu l’associée d’un galeriste réputé mais dont les prix me paraissent très exagérés (c’est-à-dire avec des marges plus que confortables), dire qu’elle voulait s’appliquer encore d’avantage pour aider les Aborigènes. Il me paraît qu’en les payant d’avantage pour commencer… et comme toutes les galeries n’ont pas la même politique, on en rajoute pour discréditer le voisin : « Attention, de bonnes affaires sont douteuses ; faites attention à la provenance » par exemple et l’argument qui revient souvent. Mais comme je le disais plus haut, je pense qu’il y a vraiment très peu de faux ; certes tous les intermédiaires ne se valent sans doute pas mais ce genre d’argumentation ne tient en général que pour justifier des prix pour le moins exagérés. Il faut dire aussi que dans le milieu de l’art – pas seulement de l’art aborigène – on voudrait avoir une clientèle très haut de gamme qui ne regarderait pas à la dépense ou plus exactement regardant plus les prix que les œuvres. A Pont-Aven je fais très attention aux prix et j’essaye de rendre accessible les œuvres des grands initiés et des grands peintres. Tant pis si je ne stocke pas pour le futur, je privilégie le client qui me fait confiance et qui me fait vivre. J’ai ainsi laissé partir une très belle toile de Rover Thomas, sachant sa valeur réelle. Mes bons clients connaissent cette histoire, je l’ai échangé contre des œuvres de la famille de Minnie Pwerle. Et puisque je parle d’elle, voici une anecdote qui va nous ramener à la question.
Lorsque j’ai invité la famille de Minnie à venir en Europe en 2002, son petit fils m’expliquait qu’alors Minnie descendait en ville 2 ou 3 fois dans l’année. N’ayant pas d’argent avec elle (elle distribuait son argent et vivait au jour le jour), si elle voulait manger elle entrait dans une galerie. Soit le galeriste lui donnait à manger ou de quoi acheter ce dont elle avait besoin, soit on l’a mettait à peindre en échangeant le repas contre une toile. Je ne suis pas sure que cette anecdote soit véridique mais j’ai assez bien connu Minnie à la fin de sa vie pour savoir comment les marchands fonctionnaient. Avec mes amis, elle travaillait seulement le matin. Peignant assez vite et pouvant rester concentrée sur ses toiles pendant plusieurs heures, elle finissait ainsi plusieurs œuvres dans la matinée. Chaque toile était payée. Mais d’autres personnes pouvaient la faire peindre toute la journée (elle avait alors près de 90 ans) et choisir de la payer à la journée, ce qui compte tenu de sa production était très rentable, mais surtout malhonnête et la place d’avantage comme une ouvrière que comme une artiste. Maintenant il faut dire que sa famille veillait sur elle et que les abus n’ont pas été si nombreux. Mais les pratiques et le sens des valeurs morales ne sont pas les mêmes selon les individus.
On a parfois aussi parlait des taxis qui peuvent échanger des courses contre des peintures. Ils revendent les toiles en se faisant un beau bénéfice mais nuissent en même temps au marché car ils vendent le plus souvent ses œuvres à un prix inférieur à sa valeur.
Puisqu’on parle prix, je voudrais ajouter un élément. Lorsqu’une galerie fonctionne, ce sont d’autres entreprises qui ont du travail aussi. Mon encadreur est ravis de m’avoir comme client, tout comme mon photographe, les imprimeurs (cartons pour les expositions, catalogues,…), transporteurs,… . Et je comprends aussi qu’à Paris par exemple, les loyers étant plus importants, qu’il y ait une majoration des tarifs. Il est toujours très difficile de parler du marché de l’art aborigène, tant il est complexe, tant les éléments à prendre en compte sont nombreux. On en arrive vite, en grossissant le trait à prendre un ton caricatural ou moralisateur. Sans compter la passion qui animent nombres d’intervenants !!
PC : Les coopératives ne sont elles pas là pour garantir une certaine transparence ?
MY : Si dans un sens. Malheureusement si certaines coopératives travaillent bien, redistribuant une forte proportion des sommes perçues aux artistes, collectant les histoires associées à chaque œuvres, permettant l’accès à tous et évitant ainsi de trop fortes tensions dans la communauté, faisant la promotion des jeunes,… je trouve que beaucoup ne jouent plus le jeux. Il m’a été conseillé dernièrement par une coopérative avec qui je voulais travaillé (une réponse après plusieurs demandes qui n’a finalement abouti qu’avec l’aide de personne haut placé dans l’administration australienne…déjà la preuve de l’inefficacité de l’organisation) d’acheter les peintures dans une grande galerie de Sydney avec qui elle travaillait. Ce n’est pas ainsi que je conçois le travail de la coopérative qui devrait être heureuse -cette communauté est très isolée et expose très peu en dehors de l’Australie - de trouver des partenaires en Europe. Surtout que je ne suis jamais pressé et que je peux attendre un an s’il le faut avant d’avoir des peintures. Le travail dans les centres artistiques est difficile mais est-ce rendre service aux artistes que de faire de telles réponses ?
La principale coopérative garde de côté les toiles les plus belles ou tout au moins une partie d’entre elles, et elle les confie à quelques galerie en dépôt. Si je viens et demande à voir les toiles des meilleurs artistes (et je paie immédiatement) on va me répondre qu’il n’y en a qu’une ou deux, à un prix élevé. Que dois je faire ? Dire à mes clients qu’ils n’auront pas le meilleur parce qu’il est réservé à quelques galeries australiennes ou qu’il faudra débourser des sommes comme celles que l’on voit chez Sotheby ‘s alors que je sais qu’on peut trouver des toiles de grande qualité à moindre prix ? Je fais le choix de me débrouiller autrement pour avoir les meilleurs artistes aux prix le plus bas. Et il est certain que j’ai eu de la chance en rencontrant les bonnes personnes et que 12 ans d’expérience m’ont permis de connaître les bons circuits.
Il faut aussi distinguer les coopératives des communautés très isolées où elles représentent la seule voie possible pour les marchands et pour les artistes, de celles qui sont assez proche des villes. Là les artistes peuvent y descendre et peindre en studio. D’autres part des gens travaillent dans les communautés comme l’un de mes amis, l’archétype même du bush man australien. Il lui arrive de croiser les artistes importants et de leurs proposer de peindre pour lui.
Là il me faut évoquer l’argument de certains marchands. Les coopératives garantissent non seulement la juste rétribution des artistes (en fait, pour la principale coopérative, une partie importantes des revenues vont aussi aux infrastructures et aux nombreux personnels blancs ! cela n’est jamais dit) mais surtout l’authenticité. Qu’on m’explique qui contrôle le peintre qui peint isolé dans son campement. Je préfère avoir des clichés de mon ami où l’on voit l’artiste peindre la toile, cela me paraît être une bien meilleure garanti. Mais voilà, les querelles entre marchands, entre maison de ventes aux enchères laisse planer le doute pour d’obscures raisons financières. On peut douter de l’honnêteté de quelques intermédiaires mais delà à mettre tout le monde dans le même sac… . Je crois vraiment qu’il s’agit d’une cabale qui vise la suprématie du marché par quelques uns. Il y a eu quelques affaires de faux Rover Thomas dernièrement mais l’un des arguments avançaient me semblent assez ridicules. Je vais m’expliquer. Voici quelques exemples. Il y a quelques années une universitaire australienne voit dans une galerie parisienne une toile de Minnie Pwerle. Elle entre en expliquant doctement, comme il se doit pour une personne bardée de diplômes, que Minnie n’a pas pu peindre ces grands formats car elle n’a pas le bras assez long !! Quand on sait que les artistes s’assoient sur leurs toiles et que j’ai vendu des Minnie de 180 x 180 cm avec les photos où l’on voit Minnie peindre la toile, tournant autour de la toile ou s’asseyant au beau milieu. C’est pourtant le B-A-BA. Voilà les gens qui colportent les rumeurs sur les faux. Toujours à propos de Minnie (puisque les rumeurs de faux Minnie ont beaucoup circulé), on disait que sa fille peignait certaines de ses toiles. Il se trouve qu’actuellement l’une de ses filles peint les mêmes motifs … et les toiles n’ont vraiment rien à voir avec celles de sa mère. Et Minnie – puisque mon frère lors de l’un de mes voyages a eu la présence d’esprit de la chronométrer, mettait 20 minutes pour peindre une toile (60 x 120 cm et cela 6 mois avant son décès). Une fois assis, un peintre aborigène peint plusieurs heures sans s’arrêter. En une semaine, vous imaginez donc la production ! Il n’est nul besoin d’évoquer de possibles faux pour comprendre la production d’une telle artiste. De même pour Rover Thomas, l’un des arguments avancés étaient qu’il n’avait pas pu produire autant de toiles sur telle période. Pour ma part je n’ai jamais vu Rover peindre mais les toiles aborigènes nécessitent en général moins de temps qu’il y paraît. Donc méfiance. Je ne dis qu’il n’y a pas de faux, je le répète mais il ne faut rien exagérer et je le répète, la guerre que se livrent quelques marchands et des auctionneers explique à elle seule un grand nombre de rumeurs qui circulent.
Il me faut revenir sur les familly works, c’est-à-dire la coopération au sein d’une famille pour peindre une œuvre. Si quelques artistes n’ont jamais recourt à cette pratique, certains peintres très important le font. J’ai passé dernièrement plusieurs jours avec George Tjungurrayi, un membre influent du mouvement pictural dont une très belle toile a été achetée par le Musée du Quai Branly par exemple. Et bien George peint toujours la structure de la toile ; ses toiles sont bi-colores en général. Il va peindre le premier jet et ses filles vont aider en peignant la seconde couleur (parfois, pour les grands formats, George collabore avec deux de ses filles). Cela ne me pose aucun problème. Mais c’est un bel exemple pour illustrer que si ses filles peignaient complètement la toile (je tiens à dire que sur les 5 jours où j’ai été présent cela n’a jamais été le cas et je pense que cela ne se produit jamais pour les toiles de George), isolées dans le désert, remettant ensuite la toile au centre artistique, qui pourrait dire que George a peint ou non la toile ? La garanti de la coopérative ne vaut que celle qu’on veut bien lui donner. Et un intermédiaire, quel qu’il soit peut vous offrir une meilleure garanti avec des clichés où l’on voit l’artiste peindre la toile. On ne donc peut se réfugier derrière la garanti des centres artistiques pour l’authenticité. D’autres parts on voit bien que cet argument de la provenance ne peut être soutenu intellectuellement. Si Picasso a peint une toile à Paris ou à sur la côte, quelle importance ! Vous avez un Picasso dont la valeur sera modifiée uniquement en fonction de critères tels que le format, la période, le thème et la qualité pictural. Pourquoi vouloir une fois de plus faire une différence avec les toiles aborigènes ? De plus Sotheby’s a l’habitude de vendre de l’art moderne où l’on se moque des conditions dans les quelles a été peinte une œuvre et pour qui (à moins que la toile ait une histoire particulière et provienne d’une collection célèbre mais la toile sera alors acceptée, incluse dans la vente même dans le cas contraire). Si je trouve un Gauguin dans le grenier de mes grands-parents, puisqu’il est venu à Concarneau, Sotheby’s, une fois l’authenticité de la toile prouvée, sera très heureuse de la vendre. On voit bien qu’il y a deux poids deux mesures et cela ne peut se comprendre qu’aux regards des intérêts de plus en plus importants. Cette communication de la provenance, seul argument avancé pour expliquer les différences énormes de prix entre les marchands, fait partie d’une querelle dont, je pense, que le seul but est de tenter de discréditer les concurrents gênants. Je tiens tout de même à dire que je passe par les coopératives également mais pas uniquement et que mon avis sur le marché a changé en l’espace de quelques années. Les clichés où on voit l’artiste peindre la toile sont le meilleur gage d’authenticité, devant la provenance. Ou l’art aborigène est traité comme le reste de la production mondiale, ou qu’on m’explique avec un vrai raisonnement le pourquoi des choix politiques de certains auctionneers et marchands.
Reste le problème de la moralité des intermédiaires. Là encore je vais vous citer un exemple. En 2006 en périple dans le désert, des amis me reçoivent chez eux et me montrent des toiles qu’ils cherchent à vendre. Ils s’agit donc de ses fameux intermédiaires dont on voudrait faire de tous des brigands. Il y avait là Lindasy Bird Mpetyane (ce jour là car à chaque voyage on y rencontre des artistes !). Et que faisait –il ? Il buvait un thé, tranquillement assis dans un fauteuil confortable. Chose impensable ailleurs. Car quand on a la chance d’avoir un peintre réputé, on le fait peindre. Et bien pas chez mes amis. Je crois n’avoir jamais vu un aborigène aussi tranquille, aussi à l’aise chez un blanc. La véritable amitié, le respect qu’ont mes amis pour les Aborigènes transparaissaient et je ne vois pas pourquoi je devrais cesser de travailler avec eux, bien au contraire ! Et quelle chance d’être accompagné par eux pour visiter les campements. Nous sommes particulièrement bien accueilli et l’on peut rester un moment avec tous es gens, découvrir la vie dans les communautés,…j’ai ainsi pu faire quelques vidéos que je n’aurais pas oser faire sans leurs présences. Et Finalement certains marchands en pratiquant des marges très importantes (sans redistribuer aux artistes une partie de cet argent), ils agissent de la même manière que les gens qu’ils veulent condamner. Moi-même je suis marchand, je gagne ma vie en vendant ces toiles. Je ne voudrais pas me faire passer pour le chevalier blanc mais au moins j’essaye de trouver un équilibre qui ne nuise ni aux artistes ni aux acheteurs.
Dernièrement on voulait faire signer une chartre de bonne conduite aux galeries. Pourquoi pas, mais j’ai bien peur qu’il s’agisse d’un écran de fumée.
PC : On a pu voir une évolution de la peinture aborigène ces dernières années, pensez vous que ce changement va se poursuivre ?
MY : Il y a eu des changements et il y aura encore changements. Tout d’abord il y a un plus grand brassage ethnique entre les diffèrent groupes aborigènes. Prenons un exemple pour illustrer mes propos : Walala Tjapaltjarri, un Pintupi est marié à une Warlpiri. Les peintures de ses groupes ethniques sont très opposées. L’un peint des toiles minimalistes aux teintes très restreintes, l’autre des toiles baroques, surchargées et très colorées. En se mélangeant, avec la population blanche également et étant amené à voyager ou à voir à la télévision des choses encore inconnues pour eux. Ils vont incorporer tous ces éléments et cela débouchera sur de nouvelles productions.
La peinture représente la seule ressource pour la plupart des Aborigènes. Pour ceux qui ont la chance d’être scolarisés, on va leur apprendre à peindre. Les peintures vont donc gagner au niveau technique (ce qui personnellement ne m’apparaît pas forcément et automatiquement comme une bonne chose car on perd alors en spontanéité et en force). Enfin, dernier élément, on donne la possibilité de peindre à de nouveaux groupes ethniques. Cette nouvelle production peut connaître un grand succès – et plus rapide compte tenu du succès général de l’art aborigène dont ces « nouveaux » artistes – parfois des gens de 80 ans – vont bénéficier. De nouveaux motifs, de nouvelles techniques qui vont influencer les artistes et le marché…
Plus on va avancer dans le temps et plus les Aborigènes vont quitter les communautés aborigènes pour aller s’installer pour un temps plus ou moins long ou définitivement.
PC : Aujourd’hui une partie de votre travail est votre rôle d’expert pour Origine Expert et Gaia (www.gaiaauction.com) ? Faites vous une différence entre expert et galeriste ?
MY : Tout d’abord, en tant que galeriste je suis seul – même si je monte des expositions pour des centres culturels, musées et surtout d’autres galeristes en France et en Europe – c’est-à-dire que je sélectionne moi-même les œuvres, les artistes que je veux mettre en avant, je fixe seul les prix ou le calendrier des expositions, etc.
En tant qu’expert, je travaille avec une équipe – très professionnelle par ailleurs et très humaine – avec qui j’apprends beaucoup sur le fonctionnement des ventes aux enchères et aussi sur les autres spécialités. Nous montons deux ventes annuelles d’art aborigène et nous visons le marché européen. Mais j’ai une responsabilité vis-à-vis de cette équipe, en plus de celle vis-à-vis des vendeurs et des acheteurs. On peut subir des pressions des collectionneurs et des vendeurs qui souhaitent des estimations plus hautes qui valoriseraient leurs collections. Mais la réalité du marché est là et il ne faut pas aller trop vite. Même si on communique beaucoup sur les prix très élevés, tout ne se vend pas à des centaines ou des dizaines de milliers d’euros. Et le marché européen n’en est pas le marché australien. Si des concurrents comme Sotheby’s sont au sommet d’une pyramide, tirant le marché vers le haut avec une sélection d’œuvres maîtresses et des prix très élevés,et une influence certaine sur le marché, nous ne pouvons pas rivaliser. Les pièces historiques ne sont en France ou en Europe. Mais nous pouvons, en sélectionnant avec soins des œuvres de qualité, les meilleurs artistes et des estimations raisonnables, attirer des collectionneurs à la recherche de bonnes affaires. Et des pièces comme nous en avons présentées lors des ventes Gaia étaient tout à fait extraordinaires et peuvent devenir les pièces maîtresses de demain. C’était le cas pour des toiles de Dorothy Napangardi, George Tjungurrayi, Ronnie Tjampitjinpa, Judy watson Napangardi par exemple.
Dans le même temps, je peux ne pas être d’accord avec les autres experts australiens. Certains artistes me paraissent avoir une côte sur dimensionnés, d’autres pour le moment minorée. Le rôle d’expert exige de juger aux mieux, avec le recul nécessaire la valeur des œuvres. Le fait d’aller régulièrement en Australie et de rencontrer les artistes, les galeristes, est une aide précieuse tout comme la volonté de tempérer toutes les passions, y compris la mienne !!




PC et Marc Yvonnou, Pont-Aven, Décembre 2007